L’odeur du cuir et du daim brûlé et le son des coups de maillet tapant sur les plateaux en cuivre fusent des artères du souk situé dans la rue Zitouna (en référence à la mosquée Zitouna que traverse le marché). Vêtements traditionnels, tapisserie, chaussures, poufs, cabas et autres sont exhibés à perte de vue de manière à la fois alléchante et créatrice. La Casbah de Tunis, située à 15 minutes de marche de l’avenue Bourguiba, n’a presque rien d’un héritage en ruine tant elle connaît une dynamique particulière à longueur de journée, et tous les jours.
Ce marché est reconnu pour être l’une des principales vitrines touristiques de la capitale pour les produits artisanaux qu’il propose à la vente, mais aussi pour son architecture puisée du XVIIIe siècle. Là, les moindres produits traditionnels aux motifs tunisiens tiennent à garder leur authenticité. Pour les dizaines de marchands qui animent quotidiennement ces ruelles, il n’est pas question de tricher sur la qualité de leur marchandise. «Nous ne vendons que des produits fabriqués en Tunisie et cela par honnêteté envers les touristes», dira l’un d’eux. Brahim, la trentaine, est commerçant depuis quelques années dans ce marché limitrophe de La Casbah. Selon lui, s’il y a invasion du produit chinois, ce serait un coup fatal pour les différents intervenants et par ricochet pour la société.
Des centaines de personnes travaillent à différents niveaux. Si la chaîne de production venait à se casser, se serait une véritable catastrophe vu que le taux de chômage et la pauvreté vont automatiquement augmenter. «Le produit importé de Chine a commencé à se vendre sur nos marchés durant les dernières années de Ben Ali, mais depuis cela ne se fait plus. Le gouvernement ne devrait jamais autoriser l’importation de ces produits afin d’encourager la valorisation du produit national et le maintien de la valeur touristique de la Tunisie», enchaîne notre interlocuteur. Comparée à l’été 2011, la saison estivale s’annonce plutôt bien cette année en Tunisie. Des groupes de touristes ont commencé à arriver au pays depuis le début du printemps, chose qui a rassuré plus d’un. Amin, un franco-Agérien a décidé avec ses copains de passer quelques jours de vacances en Tunisie.
C’est la première fois qu’il s’y rend et ne cache pas sa crainte. «Nous allons à Monastir, au sud. Je sais que la Tunisie est bien, et que c’est un pays touristique par excellence, mais je ne sais pas si toutes les régions sont sécurisées ou non», reconnaît-il dans un froncement de sourcils. Et d’enchaîner : «L’image de la Tunisie telle que véhiculée par les médias n’est pas très reluisante, mais je préfère m’y rendre pour voir de mes propres yeux.» «Notre chiffre d’affaires a beaucoup chuté l’année passée. J’espère que cela va s’améliorer cette année sinon ça sera la faillite», estime le vendeur qui ajoute : «Beaucoup de touristes sont revenus ces derniers mois. Je crois que ça va bien redémarrer.». L’activité touristique a poursuivi sa reprise en avril, avec un accroissement des entrées au cours des quatre premiers mois de 2012 (+51,8% en termes de glissement annuel contre -41,8% en 2011) et des recettes en devises (+34,1% contre -30,5% en 2011). Le tourisme représente 7% du PIB et 400 000 emplois, dont 10% ont été perdus après la révolution du jasmin. Un Tunisien sur 10 vit de ce secteur, alors que le taux de chômage a pratiquement doublé pour atteindre 800 000 chômeurs sur une population active de 3,5 millions.
L’avenue Bourguiba est assez large, assez longue et assez propre pour distraire les passants. Toutefois, dans ce même boulevard, des barbelés indiquent farouchement les limites de la balade. Sur plusieurs mètres, des fils de barbelés aux bouts aiguisés entourent, voire protègent le ministère de l’Intérieur situé dans cette place principale de la capitale tunisienne. Le nouvel ordre tunisien veut que cette institution qui était prise d’assaut il y a quelques mois par les citoyens révoltés soit un espace protégé. Hélas, à peine arrive-t-on à s’imaginer dans une Tunisie verte, de cactus ou encore de jasmin, cette mise en garde rompt la sérénité, casse l’ambiance. Les habitants du coin et les touristes, eux, semblent s’y faire. Sur l’autre bord de la rue, ils sont des dizaines à siroter calmement leur thé sur les terrasses de cafés. On parle de tout et de rien : des gens qui passent, des séries télévisées, mais aussi de l’avenir du pays, du tourisme et des alternatives possibles. Le président dictateur n’est plus là, mais le travail n’est toutefois pas terminé puisque le challenge actuel consiste à trouver les bons fondements de la nouvelle Tunisie.
Les islamistes, qui sont montés au pouvoir en octobre 2011 suite à un suffrage populaire, sont-ils les meilleurs constructeurs de la Tunisie ? Beaucoup sont craintifs quant au recul de certains droits antérieurement acquis, d’autres sont plutôt rassurés, car si les islamistes sont élus par le peuple, ce dernier ne peut contester son propre choix. Le visage entouré d’un foulard, une jeune fille, la trentaine, estime qu’il faut attendre pour voir ce que les partis islamistes représentés dans le gouvernement actuel comptent faire. «C’est le peuple qui les a choisis. Je ne comprends pas pourquoi certains ne cessent de polémiquer à ce sujet. C’est le peuple qui a choisi le retour à la religion ; donc, respectons son choix», dit-elle. Le chauffeur de taxi qui nous a conduits en début de matinée de Carthage au centre-ville de Tunis a, quant à lui, affiché son scepticisme quant au devenir du pays. «Pour moi, ce qui est mauvais dans la vie, c’est quand nous vivons dans la peur, c’est quand en allant faire mes courses au marché je crains qu’un malheur arrive», dit-il en insinuant que plus de sécurité et d’assurance était permises du temps de Ben Ali.
Les femmes émancipées, mais…
Assise à une table, une jeune femme, les traits fins, fume calmement une cigarette. Pas un regard ne semble lui reprocher son geste ni même s’en étonner. Cela veut-il dire que le statut de la femme n’a pas été ébranlé d’un cran depuis l’accession des islamistes au pouvoir ? Il est peut-être trop tôt de trancher sur cette question, vu les différentes forces qui sont en jeu. D’une part, les salafistes qui préconisent l’application de la charia, de l’autre les démocrates hostiles à l’idée de revenir sur des droits constitutionnellement consacrés depuis plusieurs années.
La question du statut de la femme tunisienne revient encore au cœur du débat. Les droits acquis par le passé risqueraient de se dégrader si la charia venait à être appliquée stricto sensu telle le veulent certaines parties. En tout cas, les femmes tunisiennes, elles, ne sont pas près de lâcher de sitôt. «Notre révolution n’est pas terminée», nous dit Lina Ben Mhenni, une blogueuse. Cette enseignante de 27 ans, qui estime que les citoyens doivent demeurer vigilants, affirme qu’elle redoute une montée de l’islamisme dans le milieu social, parallèlement à sa montée dans le cercle du pouvoir. Pour cette cyber-activiste, la révolution ne sera réellement achevée qu’une fois les revendications pour lesquelles les tunisiens se sont révoltés soient consacrées comme principes fondamentaux de l’Etat. Me vint alors à l’esprit ce que m’avait dit une correspondante régionale de l’agence de presse tunisienne : «Il est faux de croire que les femmes sont émancipées et qu’elles ont tous leurs droits. C’est peut-être le cas dans la capitale, mais pas dans les régions reculées du pays. Les traditions sociales pèsent plus lourd que les lois.»
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